Peter Gray est un chercheur en psychologie de l’Université de Boston, USA. Il est particulièrement connu pour son opposition au système scolaire classique, et pour ses plaidoyers répétés pour le jeu libre de l’enfant. On peut retrouver ses idées dans son ouvrage « Libre pour apprendre », paru en 2016 aux éditions Actes Sud, et sur son site internet.
Pourquoi favoriser le jeu libre ?
Il est essentiel pour l’enfant d’avoir suffisamment de temps pour s’adonner au jeu libre – c’est-à-dire du temps pour décider lui-même de ce qu’il va faire, à quoi il va jouer, sans être guidé par l’adulte et sans subir de contraintes, mais au contraire en écoutant ses goûts, ses envies, ses impulsions, et en les laissant s’exprimer comme il l’entend, lui. Les emplois du temps de bien des enfants de nos jours sont surchargés d’activités. Souvent tout est décidé (voire imposé) par les parents, qui se sentent obligés (pour être un bon parent) de remplir ainsi la vie de leur enfant. Or, c’est dans les moments de jeu libre que l’enfant accède à la connaissance du soi, et qu’il apprend à vivre, tout simplement : s’interroger, trouver des réponses, résoudre des problèmes, prendre des décisions, assumer des responsabilités, sont autant de facultés que l’enfant acquiert par le jeu libre. Si son emploi du temps est surchargé et qu’il n’a pas ce temps pour lui, il ne développera pas toutes ces facultés, ou les développera mal ou pas assez. Il souffrira en parallèle d’un cruel manque de confiance en lui, en son monde et en l’avenir. Tous ces manques prédisposent l’enfant à des troubles divers, allant des troubles d’apprentissages aux troubles alimentaires, et pouvant aller jusqu’à la dépression, voire, dans les cas les plus extrêmes, au suicide. En outre, un enfant constamment guidé par un adulte se verra incapable, lorsqu’il sera à son tour devenu adulte, de résoudre ses problèmes, de prendre des décisions, d’assumer des responsabilités. Il sera totalement dénué de la faculté de résilience, et restera dépendant des autres.
Valoriser l’échec
Peter Gray déplore énormément le manque de résilience des élèves et étudiants d’aujourd’hui. Selon lui, ils croulent tous sous la charge mentale, étant soumis à d’incessantes (et souvent aussi exponentielles) exigences de performances. Pour ce chercheur, il est primordial de totalement redéfinir le système de valeurs des institutions scolaires : les enfants sont beaucoup trop sensibles à la « mauvaise note », ils sont trop conditionnés par rapport à l’échec : un « B » est trop souvent mal vécu, et perçu comme un découragement total. Au contraire, Gray préconise un système où l’appréciation encouragerait l’enfant à mieux faire la fois suivante, par opposition au système actuel qui leur fait trop baisser les bras. Ce conditionnement à l’échec a pour autre effet délétère que les jeunes ne prennent plus de risque (d’exposer leurs propres théories par exemple) : ils préfèrent rester dans le rang et optent toujours pour la sécurité, au détriment de la recherche et de l’innovation. Ce conditionnement à l’échec (ou à la réussite : c’est une question de point de vue, néanmoins, les résultats affligeants sont les mêmes) inhibe aussi les relations enfants/enseignants, en les faisant focaliser sur un but unique : la réussite. Ce but surpasse tous les autres, ne laissant plus de place à autre chose. Pour Peter Gray, il est donc primordial de « normaliser » l’échec, ainsi que la notion d’apprentissage par l’erreur, afin que les enfants de tous âges ne soient plus reclus dans un système où règnent performance et compétition, mais trouvent un nouveau système qui mettrait plutôt en valeur l’évolution, la réflexion, et valoriserait l’erreur comme étant un tremplin vers le mieux, non pas une condamnation.
Un système scolaire qui s’auto-saborde
Peter Gray est convaincu que le système scolaire tel que nous le connaissons actuellement va s’effondrer dans les proches décennies qui suivent. Ce système est devenu trop envahissant dans la vie quotidienne, au niveau individuel comme au niveau familial :
- Alors que les enfants passent de plus en plus de temps à l’école, la vie périscolaire a elle aussi augmenté
- L’âge d’obligation scolaire a augmenté
- Les devoirs écrits à la maison, bien qu’interdits légalement, sont de plus en plus nombreux et avec des petites « ruses » de la part de certains enseignants pour transformer l’écrit en forme orale (« tu n’écris pas dans ton cahier, mais sur une ardoise effaçable »)
- Les cours académiques (français, maths) prennent de plus en plus le pas sur les savoirs plus stimulants, tels que les Arts, l’Histoire, … En France par exemple, le socle commun pour le niveau primaire n’a pas d’exigence pour l’histoire-géo
- La pression sur les notes s’est transformée en pression sur les « bonnes notes », il ne s’agit plus seulement d’avoir un « B » ou un « A », il faut forcément d’avoir un « A » sinon l’enfant est mis en position d’échec
- Au final, les enfants passent autant de temps à l’école dans une journée que leurs parents passent de temps au travail (…)
Les conséquences directes sont :
- Une augmentation des taux de cortisol (hormone du stress) chez les enfants, qui prend une proportion chronique. Or, on sait sans équivoque possible que le stress chronique impacte dangereusement le développement de l’enfant, à la fois physique et mental
- Une augmentation du nombre de familles déscolarisant leur enfant du système classique, en optant pour des écoles alternatives, le homeschooling (école à la maison), ou encore le unschooling (l’enfant ne suit aucun programme, il est maître de ses apprentissages et se laisse guider par ses goûts et ses envies)
Les années passant, on trouve de plus en plus de preuves que ces systèmes alternatifs permettent aux enfants qui en bénéficient de s’épanouir avec succès, dans des domaines qu’ils ont choisis. En outre, ces enfants déscolarisés du système classique ont développé des qualités telles que :
- l’esprit d’initiative
- la prise de responsabilité
- la curiosité et l’envie d’apprendre
- la créativité
- l’esprit critique
- des facultés à communiquer avec autrui, sans intimidation liée à la notion de supériorité
Soulignons que ces facultés persistent à l’âge adulte, contrairement à la majorité des enseignements classiques qui s’efface très rapidement. Par effet boule de neige, de plus en plus de gens connaissent des enfants qui ont fait un choix alternatif, et qui ont réussi leur vie professionnelle. Influencés par ce succès, ils font à leur tour ce choix et deviennent eux-mêmes influenceurs. Ainsi, les écoles dites « classiques » se vident peu à peu. Parce que de plus en plus de familles font ce choix, Peter Gray pense que la loi à l’égard des familles non-scolarisantes va rapidement s’alléger – en pratique, en France c’est pour le moment plutôt l’inverse qui se passe, puisque la Loi Blanquer a été passée durant l’été 2019. Néanmoins, cette loi ne semble pas avoir affecté les familles outre-mesure, et nombreux sont les parents qui continuent à faire le choix de retirer leur enfant du système scolaire classique. Pour Peter Gray, ce changement politique passera par une pression sociale pro-nonsco, qui se fera de plus en plus imposante. En outre, il souligne que le monde numérique désormais à disposition de tout un chacun permet d’accéder au savoir de chez soi. La récente crise du coronavirus, qui a propulsé quasiment tous les pays d’un seul coup en homeschooling, montre bien finalement qu’il est en effet possible d’apprendre de chez soi.
L’école classique n’a pas su s’adapter aux évolutions de nos vies modernes. Elle continue de dispenser des apprentissages inadéquats, souvent devenus inutiles, avec des méthodes d’enseignement anciennes. Il a été largement prouvé que lorsque l’enthousiasme n’est pas suscité, le cerveau de l’enfant ne peut physiologiquement pas apprendre sur le long terme. Imposer du « par cœur » est donc totalement inutile et injustifié, ce qui rend sa perpétuation particulièrement cruelle. Ainsi que le souligne Peter Gray, Google est là pour répondre à la plupart de nos questions, il serait donc pertinent pour l’école de proposer de nouveaux apprentissages, qui tireraient partie du potentiel de chaque individu, et leur permettrait d’user d’esprit critique, de poser de nouvelles questions, de s’intéresser à autre chose, plutôt que de continuer à toujours servir du réchauffé et à l’imposer : ce qui, au final, ne nous mènera à rien de plus. Au contraire, il faut favoriser l’esprit pensant, questionnant et innovant, ainsi que l’expression des passions individuelles – autant de qualités permises par le unschooling.
Anne-Catherine Proutière, fondatrice du blog « Pédagogies alternatives en liberté », pour Pass éducation